CHAPITRE II

Vers 19 heures 30, Bill Howard, le vice-président de la Commission Delta pour l'Etude des O.V.N.I., vint les retrouver dans le jardin du motel. A son air rieur et satisfait, ils comprirent aisément qu'il était porteur de bonnes nouvelles.

Il ouvrit sa volumineuse serviette et étala sans plus tarder sur la table une série d'agrandissements montrant, assez distinctement, l'engin discoïdal photographié par plusieurs congressistes dans le courant de l'après-midi.

— Du beau travail, Bill ! le félicita Forrest en examinant l'un des clichés pris au téléobjectif. On distingue parfaitement le corps lenticulaire de l'astronef et son dôme axial, qui semble transparent. Les contours sont évidemment flous, estompés par la luminescence rougeâtre et verte qui l'entourait.

— Cette photo n'est pas mal non plus, fit le vice-président en sortant de sa serviette un cliché de la petite sphère lumineuse que Raymond Dorval avait prise avec le semi-grand angle de son appareil, dans la salle du congrès. On reconnaît même Jokerst, là, au troisième rang...

Ils éclatèrent de rire à la vue du météorologiste qui, la bouche ouverte et ses yeux globuleux derrière ses verres énormes, ressemblait à un gros poisson rouge dans son bocal !

— Nous allons montrer tout cela à nos conspirateurs, décréta Forrest en se levant, d'excellente humeur. Vous pouvez nous accompagner, précisa-t-il à l'intention du Français et de l'Italienne.

— Vos... Conspirateurs ?

— C'est une image, Ray, vous vous en doutez ? Venez, vous allez comprendre.

Parvenu au parking, Dorval déclara :

— Je vous suivrai avec ma voiture, Harry.

— Venez plutôt dans la mienne. Nous dînerons ensuite ensemble, Ray.

Et d'ajouter aimablement à l'intention de la jeune fille :

— Naturellement, mon invitation à dîner vaut aussi pour vous, Monica.

Ils prirent place dans la Chrysler bleu turquoise de Forrest et roulèrent en direction de Stough Park. L'Américain vira dans une allée conduisant au parking du Walnut Hôtel et, quelques minutes plus tard, tous quatre pénétraient dans le hall luxueux de cet établissement.

Forrest laissa un instant ses amis pour faire annoncer leur visite en s'adressant au réceptionniste, puis ils gagnèrent l'ascenseur. Au quatrième étage, le liftier leur indiqua le couloir B où se trouvait l'appartement 17.

Les cheveux grisonnants, un homme d'une cinquantaine d'années, portant des lunettes à grosse monture d'écaillé, les reçut et les fit entrer dans un spacieux living où huit hommes — la plupart d'un certain âge — et une jeune femme blonde aux formes épanouies, aux yeux d'un bleu très clair, se levèrent à leur arrivée.

Raymond Dorval et Monica Rimbaldi eurent l'impression d'avoir déjà vu plusieurs d'entre eux, sans pouvoir cependant préciser ce souvenir. Sur la table, autour de laquelle ils étaient réunis, se trouvaient un magnétophone et un récepteur-radio analogue à ceux de l'armée, dans son coffret de métal.

— Permettez-moi de vous présenter le professeur Alan Hammerstein, fit l'Américain en désignant celui qui les avait accueillis.

— L'astrophysicien ! sourit Dorval. Ravi de vous connaître, professeur. Votre visage ne m'était pas inconnu, mais je n'arrivais pas à me souvenir en quelles circonstances j'avais pu vous rencontrer. C'était à Paris, il y a quelques années.

— En 1979, au Congrès International d'Astrophysique, sourit le savant. Vous étiez, à cette époque, chargé du reportage radiophonique de notre colloque pour une station périphérique, si mes souvenirs sont bons. Et ils le sont, d'ailleurs, car je n'ai pas oublié vos questions pertinentes sur les quasars ! Mais laissez-moi vous présenter mes collègues, fit-il en se tournant d'abord vers la ravissante blonde ; Irina Taganova, géophysicienne à l'Institut de géophysique de Moscou...

Le savant présenta l'un après l'autre ses compagnons, tous hommes de science réputés, venus de pays différents et œuvrant dans les disciplines les plus diverses ; physique nucléaire, électronique, métallographie, psychologie, physiologie, sémantique, chimie organique, virologie, voire archéologie. Plus d'une fois, ces célébrités de la science avaient eu les honneurs de la presse, de la télévision, ce qui expliquait chez le Français tout comme chez la jeune Italienne cette impression de déjà vu. En revanche, cela n'expliquait pas pour eux ce que dissimulait cette rencontre, placée sous le signe de la « conspiration ».

Ils prirent place autour de la table, parmi ces hommes éminents et la ravissante Irina Taganova, tandis que le professeur Hammerstein considérait avec beaucoup de sympathie les nouveaux venus. Ce fut cependant plus particulièrement à Dorval et Monica Rimbaldi qu'il s'adressa pour commencer :

— Nous avons beaucoup apprécié les rapports que vous avez présentés, cet après-midi, à la convention internationale organisée par notre excellent ami Forrest.

Devant l'expression surprise du Français et de l'Italienne, il précisa en souriant :

— Non, nous n'avons pas cru devoir y assister, du moins, pas directement. Mais la sonorisation de la salle du congrès était branchée, grâce à Forrest, sur un émetteur et nous avons reçu l'émission sur ce récepteur, relié à ce magnétophone. Demain et après-demain, par ce même procédé, nous suivrons donc avec intérêt les autres séances de la Convention.

Raymond Dorval parcourut des yeux cette assemblée de savants parmi les plus réputés et hocha la tête :

— Je commence à comprendre, professeur. Vous et vos collègues, de par votre position, de par la considération dont vous jouissez au regard de la science officielle, ne pouviez en aucun cas vous... « commettre » avec les chercheurs parallèles, les francs-tireurs que nous sommes... J'en conclus donc que vous appartenez à ce que nous nommons le... Collège invisible !

— C'est bien cela, monsieur Dorval. Et, croyez-le, nous sommes les premiers à déplorer l'impérieuse nécessité de nous cacher comme des conspirateurs ! Malgré notre... notoriété et l'ascendant que nous pouvons avoir sur les hautes sphères de la science, nous devons cependant nous réunir clandestinement pour étudier, de concert, le problème des O.V.N.I. Ce que vous nommez la science officielle est d'autant plus dangereuse pour ceux qui luttent en faveur de la vérité qu'elle se sait trop enfoncée dans le mensonge et dans l'erreur pour en sortir, faire machine arrière et réhabiliter ce qu'elle a sali. On peut même parler d'une véritable conjuration de la science officielle tendant, depuis trente-cinq ans, à discréditer ceux qui, relevant de son autorité, sont soupçonnés de s'intéresser positivement à ces astronefs venus d'ailleurs.

» Ce climat de suspicion, ces méthodes quasi inquisitoriales nous contraignent au silence, à feindre l'indifférence à l'égard de ce problème, le plus important qui fût jamais posé à l'humanité. C'est donc dans la clandestinité que doit se réunir le Collège invisible ([6])... en attendant des jours meilleurs.

— Sincèrement, ne pensez-vous pas que des personnalités telles que vous et vos collègues, professeur, pourraient être prises en considération si elles accordaient publiquement leur caution aux recherches sur les O.V.N.I. ? demanda la jeune Italienne.

L'astrophysicien américain secoua tristement la tête :

— Détrompez-vous, mademoiselle Rimbaldi. Nos compétences, notre respectabilité ne pèseraient pas lourd dans la campagne de dénigrement systématique que déclencheraient les « ténors » de la science officielle, avec l'appui des autorités incompétentes certes, mais toujours prêtes à entériner les décisions de ces prétendues « lumières » !

» Nous sommes encore trop peu nombreux, aujourd'hui, pour encourir de tels risques. Nous devons nous armer de patience, attendre que d'autres chercheurs — respectés comme nous le sommes dans les disciplines que nous exerçons publiquement — viennent grossir nos rangs... Et puis, il n'y a pas que nos ennemis connus. Vous ne l'ignorez pas, il existe une organisation internationale très mystérieuse qui exerce une véritable contrainte... jusque et y compris sur les gouvernements ! Nous ne connaissons pas les buts ultimes, les desseins de cette sinistre organisation qui n'hésite pas à recourir au meurtre camouflé en accident ou en suicide pour supprimer un homme devenu gênant par certaine découverte en matière d'U.F.O's !

Raymond Dorval hocha la tête, soucieux :

— Votre prudence est parfaitement compréhensible, professeur ; elle est même indispensable ! Nous ne devons pas, en effet, oublier la fin tragique de votre éminent collègue le professeur Jessup, que l'on a « suicidé » ([7]).

— Et mon ami Morris K. Jessup n'est pas le seul à avoir connu un sort aussi tragique et prématuré ! confirma l'astrophysicien. Les « épidémies » de suicides, d'infarctus et de cancers galopants ont bon dos ! Vous comprenez pourquoi, dans de telles conditions, nous devons observer la plus grande discrétion ?

— Il en va de même pour nous, en Union Soviétique, renchérit Irina Taganova, la blonde géophysicienne qui avait jusqu'ici gardé le silence.

» En novembre 1967, mon pays créa officiellement une commission d'enquête sur les E.S.P.I. ; la direction en fut confiée au général Anatoly Skolyarof, soit un an après la naissance de la nouvelle commission créée aux Etats-Unis par l'ex-président Johnson, laquelle devait donner des conclusions négatives qui ne surprirent personne, les autorités usant depuis toujours du mensonge en la matière.

» En Russie, l'annonce officielle portant création de ce comité de recherche fit sensation ; nombre de savants qui, jusqu'ici, n'avaient pas osé manifester publiquement leur intérêt pour les « soucoupes volantes », n'hésitèrent plus à professer leurs croyances en l'origine extra-terrestre de ces engins. Las ! Il s'agissait là d'une ruse machiavélique de nos dirigeants : ceux-ci n'attendaient que ce genre d'aveux pour museler leurs auteurs qui s'étaient imprudemment découverts ! Les victimes de cette « purge » mises sous le boisseau, l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S. — emboîtant le pas aux autorités américaines ! — annonça que les « vaisselles volantes » n'étaient pas autre chose que des ballons sondes, des illusions d'optique et autres fadaises.

» Comme quoi, sourit-elle à l'adresse d'Harry Forrest, mon gouvernement et le vôtre sont uniquement d'accord pour jeter aux orties les ufologues !

La boutade dérida l'assistance et l'Américain après cet instant de détente, ouvrit la serviette de Bill Howard pour étaler sur la table les clichés pris dans le courant de l'après-midi.

— Voilà qui va enrichir les archives, déjà abondantes, du Collège invisible, annonça-t-il avant de relater les circonstances au cours desquelles ces photos étonnantes avaient été prises.

Cette première réunion clandestine s'acheva vers 20 heures 30 et, en prenant congé, Harry Forrest déclara :

— Nous aurions été enchantés de vous inviter à dîner, vous et vos collègues, professeur Hammerstein, mais je doute que vous ayez pu accepter... de vous « compromettre » avec nous !

— Nous ne sommes pas candidats au « suicide », en effet ! rit-il. Nous sommes trop connus. En revanche, vous pouvez inviter notre collègue soviétique ; Irina Taganova n'a jamais eu les honneurs de la presse ou de la télévision, aux States, où elle vient pour la première fois.

— Je serais ravie de représenter le Collège invisible à ce dîner, accepta-t-elle.

— En ce cas, soyez des nôtres. Nous dînerons à la San Rafaël Inn, à deux kilomètres du motel où se déroule notre convention ; une auberge isolée, où l'on mange fort bien.

— J'irai peut-être y faire un tour, Forrest, pour y prendre un verre après le dîner, annonça le prof Hammerstein. Mais je n'aurai pour vous aucun regard, mes chers amis. De la sorte, je n'encourrai point de risque, même si, d'aventure, je rencontrais là-bas un collègue du mont Wilson ([8]).

 

**

 

L'auberge se situait à la limite extrême de la Skyline Drive dont les lacets serpentaient au flanc des Verdugos Mountains.

Le dîner offert par Forrest se déroula dans une ambiance de gaieté et nul, parmi les clients de cet établissement, n'aurait pu soupçonner chez ces deux couples d'autres préoccupations que celles de se divertir en savourant un bon repas.

Un tourne-disques diffusait une musique douce et quelques dîneurs gagnèrent la piste de danse, au fond de la salle de restaurant. Forrest et Irina se mêlèrent à eux, précédant Monica et Dorval... retardé par la nécessité de renouer une fois de plus son lacet de chaussure !

Ils dansaient depuis un moment joue contre joue — imités en cela par l'Américain et la jeune Russe en pleine coexistence pacifique ! — lorsqu'un nouveau client arriva : le professeur Hammerstein. Celui-ci se dirigea vers le bar, après avoir jeté un coup d'œil machinal dans la salle et s'installa sur l'un des tabourets haut perchés en commandant un scotch. Il alluma tranquillement sa pipe, tandis que le barman lui servait un White Heather, et ne se soucia plus des autres clients.

Soudain, la rampe au néon du bar et les autres lumières de l'auberge tremblotèrent, se mirent à baisser ; victime de la même chute de tension, le disque « larmoya » pendant une minute environ puis cessa d'estropier le slow et les lumières reprirent leur intensité normale. Simple incident qui valut aux danseurs de perdre le rythme et d'échanger des plaisanteries sur les facéties de la distribution du courant.

Au bar, l'astrophysicien vida son White Heather et, après un salut au barman, il repartit, la pipe au bec, sans un regard pour ses amis ufologues qui ce soir-là, il faut bien le dire, ne se souciaient guère de leur spécialité ! Un nouvel incident, pourtant, n'allait pas tarder à les replonger dans leur domaine.

La porte de l'auberge venait de s'ouvrir, poussée brusquement par un homme qui se précipita vers le comptoir en commandant un scotch « bien tassé ». Etonné de le voir si pâle et en proie à une vive agitation, le barman s'inquiéta :

— Vous êtes souffrant ?... Un accident, peut-être ?

— Non, mais j'ai besoin d'un remontant ! répliqua-t-il sur un ton suffisamment haut poux être entendu des couples les plus proches qui dansaient sur la piste.

» Vous n'étiez pas dehors, il y a cinq minutes ?

— Je n'ai pas bougé d'ici, dit le barman en le servant. Pourquoi ?

— Parce que, alors, vous avez raté l'occasion de voir une soucoupe !

Le barman haussa les épaules et, du geste, montra les étagères, derrière lui :

— Moi, vous savez, j'en vois et j'en tripote tous les jours, des soucoupes ! Blague à part, comment qu'elle était, la vôtre ?

Forrest, Dorval et leurs compagnes s'étaient rapprochés, intrigués et suivis peu après par d'autres danseurs. Bientôt, les clients firent cercle autour du nouvel arrivé qui expliquait, avec force gestes :

— C'était un disque énorme, rougeâtre, avec des reflets verts. Au moment précis où il s'est approché — j'ai vu sa lumière dans mon rétroviseur avant qu'il n'illumine le paysage — mon moteur a cafouillé, la radio a eu des fadings et mes phares se sont éteints ; c'est à ce moment-là que j'ai calé !

— Mince, alors ! s'écria le barman. Nous aussi, nous avons subi une chute de tension ; les lumières ont baissé et le tourne-disques s'est mis à foirer ! Et votre soucoupe, elle est partie ?

— Tu parles ! Comme une flèche, pour disparaître derrière la montagne, en direction de Tojunga.

— C'est aussi la direction d'Edward ([9]), fit le barman, d'un air entendu. L'Air Force doit expérimenter là-bas de drôles d'engins, croyez-moi.

— Des engins qui voleraient sans le moindre bruit et feraient chuter le courant électrique ? objecta le client, avec un mouvement d'épaules. Allons donc, ça ne tient pas debout !

Les deux couples qui avaient hâte de commenter l'événement loin des oreilles indiscrètes, abandonnèrent l'auberge pour s'installer dans la Chrysler de l'Américain où ils purent échanger leurs impressions, en roulant à faible allure sur la route en lacet au flanc de la montagne.

A l'horizon, loin en contrebas, l'immense cité de Los Angeles scintillait d'une myriade de lumières. Alors que Forrest négociait un virage en épingle à cheveux, la jeune Russe assise à ses côtés se rapprocha davantage du pare-brise puis se pencha à la portière :

— Tiens, la Dodge blanche du professeur Hammerstein ! Elle est stoppée sur l'accotement du grand virage, un peu plus bas. il a dû descendre un moment, pour admirer ce magnifique point de vue...

Ils discernèrent, assez mal à un demi-mile, une silhouette qui devait être celle de l'astrophysicien ; la silhouette réintégra la Dodge et celle-ci démarra peu après.

— Peut-être s'est-il arrêté pour nous attendre ? hasarda Monica. Ne nous voyant pas arriver, il aura décidé de poursuivre sa...

Des ratés dans le moteur l'interrompirent. Intrigué, le conducteur jeta un coup d'œil sur son tableau de bord : le réservoir accusait encore une bonne vingtaine de litres d'essence et le signal de charge de la batterie n'était pas à la cote d'alerte. Soudain, après deux ou trois « toussotements », le moteur cala et les phares s'éteignirent. L'Américain dut freiner brutalement à l'approche d'un autre virage.

— Harry ! s'exclama Dorval. Est-ce que ce ne serait pas ?...

— J'y pensais, moi aussi ! répondit-il en sortant rapidement de la voiture pour scruter le ciel avec ses amis.

— Là, regardez ! cria Irina Taganova.

Un disque auréolé d'une étrange luminosité verte, à reflets rouges, descendait à vive allure. Dans le plus parfait silence, il passa à moins de cinquante mètres au-dessus de la Chrysler et fondit en ligne droite vers le bas de la montagne.

Ils le suivirent des yeux et, muets d'émotion, aperçurent la Dodge blanche du professeur Hammerstein qui, huit cents mètres plus bas, venait elle aussi de caler ! Sans avoir marqué le moindre ralentissement, « l'objet » s'arrêta net à la verticale de la Dodge dont la carrosserie blanche prit une teinte rutilante avec d'étranges reflets verdâtres.

— Maintenant, nous devons être hors du champ énergétique de l'astronef. Essayons de démarrer ! suggéra Dorval.

Ils s'engouffrèrent dans la Chrysler dont le moteur, effectivement, répondit à la première sollicitation de l'Américain.

— Surveillez ce qui se passe, la route est trop dangereuse pour que je la quitte des yeux, fit-il en accélérant autant que le lui permettaient les lacets de la Skyline Drive.

Prenant parfois les virages à la corde dans un miaulement de pneus torturés, Forrest se rapprochait insensiblement de la Chrysler qui n'était pas bien loin : le moteur eut de nouveau des ratés et la voiture cala. Forrest donna un coup de frein et stoppa sur le bas-côté de la route en pestant :

— Cette fois, si nous ne sommes pas entrés dans le champ énergétique de l'astronef, c'est que ses occupants nous ont bloqués délibérément !

Ils quittèrent leur véhicule et coururent vers l'autre extrémité du virage pour se pencher enfin sur le vide. Le souffle coupé, ils virent le disque lumineux posé sur un tripode au milieu de la route, au-devant de la Dodge ! Le professeur Hammerstein avait quitté sa voiture et s'avançait vers un plan incliné qui, lentement, descendait sous la face ventrale de l'appareil. Surmontant sa surprise, Dorval conseilla :

— Harry, essayez de mettre au point fort et laissez-vous rouler : de la sorte, vous ne serez plus stoppé par le champ d'énergie. Je continue à pied ; en piquant un sprint, je devrais pouvoir rejoindre le professeur.

— Je vous accompagne, Ray !

— D'accord, Monica, mais prenez mon appareil sur la lunette arrière !

Il s'élança tandis que la jeune Italienne allait prendre l'appareil photographique, avant de le suivre au pas de course, en se félicitant d'avoir mis, ce soir-là, des chaussures sport et non point des escarpins à talons hauts !

Le flanc de la montagne était bien trop dangereux, avec ses éboulis et ses rochers pour qu'il pût, en pleine nuit, chercher un raccourci et éviter ainsi le lacet, qui retardait évidemment sa progression.

Il parvint enfin à une ligne droite et aperçut alors, 150 mètres plus bas, la Dodge et l'astronef dont le large dôme irradiait une vive clarté d'un blanc violacé. Comme un automate, l'astrophysicien gravissait lentement le plan incliné.

— Professeur ! Attendez, professeur !

Le savant n'eut aucune réaction, resta sourd à l'appel du Français et continua de grimper pour franchir une ouverture sombre ; le plan incliné se releva rapidement et reprit sa place sous la face ventrale de l'engin circulaire. Sa luminosité vira au rouge vif et il décolla, cependant que son tripode d'atterrissage se rétractait, s'encastrait dans des alvéoles plus sombres.

Toujours dans le plus parfait silence, le disque volant s'éleva, fonça vers le ciel à une vitesse ascensionnelle fantastique ; bientôt, il ne fut plus qu'un point brillant parmi les étoiles innombrables. De rouge, son halo lumineux était passé au vert émeraude.

Raymond Dorval se retourna au bruit des pas de la jeune Italienne qui lui tendit l'appareil :

— Quand j'ai vu le professeur gravir cette sorte de passerelle, sous l'engin, je n'ai pu résister à la tentation...

— Vrai ? Vous avez pu prendre un cliché ?

— Oui, la luminosité m'a semblé suffisante pour tenter une photo.

— Vous avez bien fait, Monica. J'utilise des films de huit cents ASA. Cette rapidité, jointe à la qualité de l'objectif bleuté, permet d'obtenir des photos remarquables... Merci.

Ils levèrent les yeux : au flanc de la montagne sur la route en lacet, des phares trouaient la nuit, le bruit du moteur devint plus distinct et, bientôt, la Chrysler s'arrêta à leur hauteur, proche de la Dodge, dont la portière était restée ouverte.

— Ahurissant ! s'exclama l'Américain. Irina et moi avons pu assister, en partie, à l'enlèvement du professeur Hammerstein ! Avez-vous pu voir l'aspect des occupants de l'astronef ?

— Rien, Harry. Au sommet de la passerelle inclinée, il y avait une ouverture sombre, une écoutille, mais aucune présence... apparente. Le professeur n'a même pas entendu mes appels. Il paraissait "être sous le contrôle mental des Extra-Terrestres.

La géophysicienne russe contemplait la Dodge, vide, avec émotion. Elle en referma machinalement la portière et sursauta lorsque Forrest la rejoignit en hâte pour essuyer soigneusement, avec son mouchoir, la poignée qu'elle venait de manipuler.

— Vos empreintes, Irina !

Elle le dévisagea, ébahie :

— Que voulez-vous dire, Harry ?

— Songez à la police ! Elle ne manquera pas de relever les empreintes, sur ce véhicule...

Et ce disant, il saisit la poignée puis la lâcha :

— Voilà. Ce sont mes empreintes et non pas les vôtres que les flics relèveront, après avoir enregistré nos déclarations. Appartenant au Collège invisible, vous devez rester en dehors de tout cela.

— Harry a raison, Irina, approuva le Français. L'occasion est trop belle, pour nous : l'enlèvement d'Hammerstein par des Extra-Terrestres, en présence de trois témoins — et non de quatre, puisque vous resterez à l'écart — cela va faire du bruit, dans la presse, demain ! Un événement aussi sensationnel apportera de l'eau à notre moulin.

— On ne vous croira jamais, Ray...

— Si, Irina, grâce à Monica qui a pu photographier la scène !

L'Américain et la jeune Russe s'entre-regardèrent, stupéfaits.

— Ça, c'est formidable, Monica ! Et la Dodge du professeur était également dans le champ ?

— L'appareil de Ray était équipé d'un objectif semi-grand angle. L'avant de la Dodge sera parfaitement visible, mais j'avoue avoir surtout songé à cadrer l'astronef et le professeur, qui gravissait le plan incliné.

— En couleur, votre film, Ray ?

— Non. Noir et blanc.

— Tant mieux ! jubila Forrest. Bill va pouvoir le développer lui-même immédiatement !

Remarquant alors l'expression attristée de la jeune Russe et vaguement gêné d'avoir laissé éclater sa joie, il entoura ses épaules de son bras :

— Excusez-moi, Irina. Vous étiez très liée avec le professeur Hammerstein, je le sais, mais ne vous alarmez donc pas outre mesure...

— Nous étions plus que liés, Harry. Orpheline, j'ai passé une partie de mon enfance chez lui, en Russie, où il s'était réfugié, avec sa femme, pendant la dernière guerre.

— Voyons, Irina, ne dirait-on pas que vous parlez de lui comme d'une personne... décédée ? Ce n'est pas la première fois que des Extra-Terrestres enlèvent des Terriens et...

— Oui ! mais si peu d'entre eux sont revenus !

— Je vous l'accorde. Toutefois, même si nous ignorons presque tout de ces êtres, nous avons de bonnes raisons de penser qu'ils ne nous sont pas hostiles. Rappelez-vous l'enlèvement des Hills ? Cet homme et cette femme ont été « kidnappés » à bord d'un astronef analogue à celui que nous venons d'observer... Les Extra-Terrestres leur ont fait subir un examen physiologique très certainement minutieux, d'après ce qu'ils ont révélé par la suite sous hypnose, mais ils n'ont pas été traités en cobayes voués à la table de dissection ([10]) !

— J'aimerais pouvoir partager votre optimisme, Harry, soupira-t-elle.

— Ho ! Venez donc voir ça ! fit Dorval, accroupi sur la route, à l'emplacement qu'avait occupé l'astronef. Apportez une torche, Harry.

Dans le bitume, sous le faisceau lumineux de la lampe électrique, ils purent examiner une empreinte, un rectangle d'une vingtaine de centimètres sur dix, creusé en nid d'abeille ; ils découvrirent deux autres empreintes, identiques, dans la terre meuble, de part et d'autre de la route. En reliant ces rectangles entre eux, l'on obtenait vin triangle de sept mètres de côté.

— Ces traces ont été laissées par le train d'atterrissage du disque. Harry, orientez la torche pour me donner un éclairage rasant afin de souligner le relief et les creux de l'empreinte laissée dans le bitume.

Lorsqu'il eut obtenu l'éclairage favorable, il régla son appareil et prit deux clichés, en regrettant toutefois de n'avoir pas sous la main son fourre-tout qui lui eût permis d'employer une lentille additionnelle.

— Nous signalerons ces traces à la police, Ray. Maintenant, ne perdons plus de temps. Nous allons raccompagner Irina, confier à Bill Howard votre film et nous rendre au commissariat du district...

 

*

 

Vers trois heures du matin, Forrest, Dorval et Monica se retrouvaient sur les lieux en compagnie de l'inspecteur Donald Irvin flanqué d'un collaborateur et d'un photographe de la police.

Trapu, un pli éternellement bougon tirant vers le bas les commissures de ses lèvres, Donald Irwin fourragea dans sa tignasse poivre et sel en grommelant :

— Et vous prétendez que ces trous rectangulaires ont été laissés sur la route et dans les fossés, par le train d'atterrissage de... de la soi-disant soucoupe ?

— Nous ne le « prétendons » pas, inspecteur, nous le disons simplement, parce que c'est la vérité, répondit Forrest. Examinez ces orifices sans les toucher et...

— Je connais mon boulot, grogna-t-il, en se penchant à la portière de la Dodge pour braquer sa torche sur le tableau de bord. Ah ! Il y a une plaque... A. Hammerstein, Mount Wilson, lut-il avec une moue d'ignorance.

— Alan Hammerstein ? précisa Forrest avec une surprise parfaitement simulée.

— Vous le connaissiez donc ?

— Qui ne connaît pas le célèbre astrophysicien de l'observatoire du mont Wilson, inspecteur ?

Irwin lui jeta un regard sans aménité et répliqua :

— Je suis policier, monsieur Forrest, et j'ai d'autres sujets de préoccupations que les étoiles, vos soucoupes et vos L.G.M. ([11]) ! Joss, ordonna-t-il, prends quelques clichés de ces trous minables et grimpe ensuite sur le talus pour cadrer la route et la bagnole.

Puis, revenant aux trois témoins :

— Pas d'autres détails à me communiquer ?

— Pas pour l'instant, inspecteur. Les dépositions signées dans votre bureau sont complètes. A moins que nous ayons omis un petit détail qui nous reviendra en mémoire demain ? Si cela était, soyez assuré que nous reviendrons vous voir.

Irwin considéra son compatriote d'un air bizarre :

— Parce que vous pensez que, demain, un détail... oublié pourrait vous revenir en mémoire ?

— Qui sait, inspecteur ? La nuit ne porte-t-elle pas conseil ?

— Mouais ! grogna-t-il. Bonsoir. Je n'ai plus besoin de vous...

 

*

 

Retournant à l'aube chez Bill Howard, ils oublièrent leur fatigue et leurs tribulations lorsque celui-ci étala sous leurs yeux les agrandissements tirés du cliché pris par Monica Rimbaldi. Ainsi qu'elle l'avait estimé, la lumière émanant de l'astronef avait été amplement suffisante pour permettre de fixer la scène avec netteté. L'on distinguait sans erreur possible la silhouette du professeur Hammerstein gravissant la passerelle inclinée de l'astronef et, à droite de la photo, l'avant de sa Dodge était reconnaissable. Le large dôme lumineux était transparent mais pas assez pour avoir permis de fixer les détails de ce qu'il contenait. En revanche, le tripode d'atterrissage et les trois ombres de ses éléments portés sur le sol étaient nets.

— J'en ai tiré dix exemplaires en vingt-quatre-trente, Harry.

— Tu as bien fait, Bill. Garde le négatif et deux épreuves. Nous allons distribuer les autres agrandissements à la presse. Ils devraient pouvoir paraître dans les éditions distribuées en fin de matinée... Soit à peu près au moment où le « petit détail » oublié me reviendra et où j'irai alors en faire part à l'inspecteur Irwin, rit-il.

— Et quel est ce détail ?

— Mais, cette photo elle-même, Monica !

— Une photo qui va faire couler beaucoup d'encre, remarqua la jeune Italienne, songeuse. Je me demande cependant si le professeur Hammerstein n'est vraiment pas en danger ?

— Je persiste à croire le contraire, Monica, répondit Forrest avec optimisme. Notre ami n'est certainement pas plus en danger que nous.

Ce en quoi il se trompait.

Non point sur le sort du professeur Hammerstein, mais sur le leur !